HOMO DÉTRITUS – Histoire de poubelles
HOMO DÉTRITUS – Histoire de poubelles
« La mort est inscrite dans les hommes, la ruine est inscrite dans les choses »[1] — Sartre
Le 7 mars de cette année marquait le 135e anniversaire de la poubelle. Introduit par Eugene Poubelle à Paris en 1884, le contenant pratico-révolutionnaire contribua à la genèse du paradigme social selon lequel : « Le discours dominant, est entré dans les mœurs, peut-être résumé en une formule « fermez le couvercle et n’y pensez plus », ou « fermez le couvercle et nous ferons le reste ». Il en résulte, sinon un émerveillement quant au magique de sa disparition, une ignorance entretenue quant au devenir du déchet. »[2].
Cette apparente volatilisation est pourtant illusoire
Il est désormais de notoriété publique que nos modes de vie consuméristes endiguent de nouveaux continents et contribuent à la destruction des ressources naturelles. En effet, partout où l’on retrouve des agglomérations humaines, on peut apercevoir l’amoncellement d’objets qui meublent l’espace et éventuellement le temps, puisque nos déchets, non organiques, nous survivent malheureusement. Ce phénomène déchet va plus loin encore… Bien au-delà des régions urbaines, au fin fond des nappes phréatiques et de l’océan, au beau milieu de nulle part, ou plus précisément en plein cœur des entrailles de la faune. Effectivement, l’objet-débris est un résidu d’existence, trop longtemps resté en marge des consciences, qui connaît aujourd’hui une célébrité morbide.
Responsabilité individuelle et sociétale
Par ailleurs, la responsabilité individuelle et sociétale, qui aurait dû être mise de l’avant et assumée depuis les débuts de l’industrialisation, est pourtant sombrée dans l’inconscient collectif durant trop de générations et le phénomène n’a que pris de l’ampleur. Selon Roland Geyer, principal auteur d’une étude de l’Université de Géorgie, sur les 8,3 milliards de tonnes de plastique produites entre 1950 et 2015, (dont la moitié a été produite au cours des 13 dernières années) 6,3 milliards sont devenus des déchets… Ce déchet, plus généralement appelé poubelle, ce qui est une charmante métonymie, puisqu’on confond alors le contenant et le contenu, acquiert un statut de type no man’s land. À quoi tient cette attitude de déni dans laquelle la majorité se complaît ? Que pouvons-nous mettre en œuvre pour étouffer ce fléau environnemental ? Après tout, nous sommes la masse agissante…
De la ruine à la renaissance ; L’Art au service de l’environnement
En tant que citoyenne du monde, cette problématique m’habite profondément et suscite des réflexions qui engagent dans ma pratique artistique l’inventivité de la nécessité. La mission de laquelle je suis investie s’inscrit dans un désir de montrer, de dire et d’agir, par les moyens de l’art, qui possèdent une puissance évocatrice et un langage universel.
« L’art ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. »[3]
L’objet-débris
L’objet-débris constitue une véritable sécrétion du genre humain et possède un statut élusif ni utile ; ni invisible : « Le reste est au croisement du passé et de l’avenir. D’où l’ambiguïté du reste et l’ambivalence à son encontre. Reliquat de quelque chose, il est à la fois reste et recommencement. »[4] Or, c’est justement par cet état du néant, par ce vide sémiotique, qu’il m’est possible de réinventer la forme et ainsi la pourvoir d’une nouvelle existence. L’objet-débris, désormais libéré de la servitude d’être utile, peut à présent revêtir un usage purement esthétique ou métaphorique ; il est à nouveau de la matière première. Cette force de l’invention ; de l’incongru informe ; cette rage de l’imagination, on la retrouve chez beaucoup d’artistes, entre autres, chez les créateurs de l’art brut[5].
« Tous créent pour eux, pour transcender leur quotidien, pour refaire le monde avec « Rien ». Ils nous font rêver, eux qui ont des rêves plein la tête et plein le cœur, car ils créent tout naïvement le Fantastique avec le banal. »[6]
Merveillosité de récupération
« Les soleils font la roue, les planètes font la roue, les remous font la roue, la vie, dans ses cycles multiples et enchevêtrés, fait la roue : boucles homéostatiques, cycles de reproduction, cycles écologiques du jour, de la nuit, des saisons, de l’oxygène, du carbone… L’homme croit avoir inventé la roue, alors qu’il est né de toutes ces roues. »[7]
Le dessein poursuivi par ma recherche est la mise en forme d’un procès d’usage à l’égard de cet artefact géo-temporel, dans le but d’en faire reculer les limites de la fatalité et ainsi définir de nouvelles frontières idéologiques. Selon Gérard Bertololini, économiste et sociologue français, spécialiste de la question des déchets : « Un déchet peut être considéré comme le sous-produit d’une classification sociale et mentale «on produit le déchet avec sa tête», ce qui invite à retourner au mental et à l’archéologie du mental, aux représentations qui lui sont associées. »[8] Cette affirmation incarne en elle-même à la fois le problème et la solution et pour l’appliquer, il nous faut impérativement rebrousser chemin, remonter les quelques marches de l’escalier qui conduisent au grenier de la mémoire. Ouvrir la porte grinçante de la pièce où l’enfance poussiéreuse dort toujours et renouer avec l’imagination débordante des jours oubliés pour qu’alors nos yeux d’adultes recouvrent toutes les choses d’un regard neuf rempli de possible magie et d’éventuelle invention.
Références :
[1] Sartre, Jean-Paul. Sursis, 1945, p. 22
[2] BERTOLOLINI Gérard. Evolution des mentalités vis-à-vis des ordures ménagères / Changing attitudes with respect to household waste. In: Revue de géographie de Lyon, vol. 71, n°1, 1996. Risques et pollutions industiels et urbains. pp. 83-86; doi : https://doi.org/10.3406/geoca.1996.4325 https://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1996_num_71_1_4325
[3] Jean Dubuffet 1960 cité Collectif British Council 1979, p. 2
[4] COCHIN, Yann et Dominique LHUILIER. Des déchets et des hommes. Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p.60
[5] « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe.»
— Jean Dubuffet, L’art brut préféré aux arts culturels, 1949 (Manifeste accompagnant la première exposition collective de l’Art brut à la Galerie Drouin, reproduit dans Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard, 1967)
[6] Caroline Bourbonnais, 1995. Des jardins imaginaires au jardin habité, des créateurs au fil des saisons, hommage à Caroline Bourbonnais, La Fabuloserie, 2015
[7] MORIN, Edgar. La méthode : La Nature de la nature. vol. 1. Paris, Éditions du seuil, 1981.
[8] BERTOLOLINI Gérard. Evolution des mentalités vis-à-vis des ordures ménagères / Changing attitudes with respect to household waste. In: Revue de géographie de Lyon, vol. 71, n°1, 1996. Risques et pollutions industiels et urbains. pp. 83-86; doi : https://doi.org/10.3406/geoca.1996.4325 https://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1996_num_71_1_4325